Première hypothèse

 

Dans un recueil d'entretiens, il revient sur la division du moment esthétique, en pointant la dichotomie active-passive du spectateur, que développe la critique sociale de l'art et qui mène droit à une impasse. En voici un découpage éclairant : la critique de la mimésis devient essentiellement – c'est le titre même d'un film de Debord – critique de la séparation, c'est à dire façon de poser le spectacle comme étant un mal absolu en l'identifiant à ce processus par lequel l'homme projette son essence hors de lui-même (...)

Le film nous confie encore à des images le soin de nous dire qu'il y a une solution, à savoir: il ne faut plus regarder, il faut agir (...)

En même temps, bien sûr, ça reste encore un spectacle qui confirme l'autorité de la voix qui dit: « On sera toujours dedans. » (...)

C'est la manière dont toute la tradition critique-marxiste révolutionnaire a absorbé un certain nombre de présuppositions inégalitaires: (…) il y a ceux qui regardent et ceux qui savent (...)

A partir de là il y a plusieurs stratégies possibles: ou l'on pense qu'il faut qu'une avant-garde réunisse les gens capables pour mettre dans la tête des incapables les moyens de s'en sortir, ou bien on prend la position du grand seigneur désenchanté qui constate qu'effectivement le moment de l'action est passé et que désormais ses contemporains sont voués à mariner indéfiniment dans le spectacle (...) 

La réduction des inégalités devient la vérification interminable de la même inégalité (...)

Au fond, qu'est-ce qui est au cœur du régime esthétique de l'art? C'est de constituer justement comme une espèce de sphère d'expérience qui est en rupture par rapport aux logiques de la domination (…)

Ce qui compte justement c'est de se désadapter, de se désidentifier par rapport à un mode d'identité, par rapport à un mode d'être, de sentir, de percevoir, de parler qui justement colle à l'expérience sensible ordinaire telle qu'elle est organisée par la domination. (1) 

 

On comprend ainsi pourquoi l'art contemporain s'est engouffré dans les paroles messianiques du philosophe français, tant cette vision permettait de relancer la machine essoufflée de la critique artistique (l'autre parole est venue du livre des sociologues Eve Chiapello et Luc Boltanski (2), posant le rouage qui lie la société capitaliste et l'art, l'un récupérant perfidement la critique de l'autre). Il faut bien entendu comprendre la critique même de Rancière sur ce qu'il appelle « la politique pédagogique » et la « mélancolie de gauche » :

ce qui m'intéresse, c'est qu'au fond les procédures formelles restent les mêmes, et c'est le sens qui se trouve complètement inversé, c'est-à-dire que la critique devient une espère de déploration morose, à savoir non plus: « Regardez comme c'est malheureux, ces gens sont victimes de la société de consommation, et voilà pourquoi il faut qu'ils luttent contre », mais: « Regardez comment de toute façon ils sont là-dedans jusqu'au cou et ils y sont en étant heureux. » (...)

C'est le paradoxe de l'art contemporain: on continue toujours à faire comme si la politique de l'art c'est un artiste qui dit: « Je vais montrer ça, je vais faire passer ce message, je vais produire ce résultat. » (...)Et toujours on présuppose l'effet. C'est ça le propre de l'abrutissement selon Jacotot, c'est toujours de présupposer l'effet. Or précisément la rupture esthétique, c'est quoi? C'est qu'on ne peut pas présupposer l'effet. (3)

 

On touche au contenu même de ce que propose l'art. Et notamment à la médiation, qui est finalement l'apanage d'une morale culturelle obligée de rendre des comptes au politique. Cette discussion met bien entendu en perspective le travail de Céline Poulin et Grégory Castéra, officiant respectivement dans des centres d'art où la médiation joue un rôle proéminent, au cœur de zones urbaines 'pauvres' en culture.